Comment estimer la valeur d’un fonds de commerce post Covid-19 ?
Chacun sait, intermédiaire, conseil, expert ou commerà§ant, à quel point il est difficile de procéder à l’évaluation d’un fonds de commerce, bien meuble protéiforme par excellence.
Alors qu’en sera-t-il dès la fin de la période de confinement, le temps (enfin) venu de mesurer l’impact d’une pandémie inédite à l’échelle mondiale ou, à tout le moins, sans précédent dans une économie mondialisée o๠cohabitent commerce de détail et commerce en ligne ?
La présente note rappelle quelques points essentiels en matière de valorisation de fonds de commerce pour ensuite s’attarder aussi bien sur les impacts prévisibles de la crise sanitaire que sur la nécessaire adaptation des techniques de l’expert évaluateur au moment si particulier que nous traversons.
L’estimation en matière de fonds de commerce est une science empirique qui se construit principalement sur la base de l’observation statistique.
Certes, il existe plusieurs méthodes d’évaluation : en fonction de la capacité productive via le chiffre d’affaires, en fonction de la capacité bénéficiaire grâce à l’excédent brut d’exploitation (EBE) ou encore par l’observation des flux futurs, en employant pourquoi pas une méthode cash-flow.
Mais toutes ces méthodes sont stériles si elles ne se raccrochent pas à une réalité prospective, quid de la bonne santé du secteur d’activité étudié ? Qu’en est-il des perspectives de croissance économique du commerce présent au coin de la rue ? Qu’en sera-t-il de la valeur du bar – restaurant à la mode qui ne désemplissait pas jusqu’alors, et ce une fois le confinement terminé ? Quid du coiffeur en vogue, certes fermé au public depuis près d’un mois et demi mais qui, habile, saura être au rendez-vous du déconfinement après avoir su augmenter légèrement ses tarifs pour accueillir une foule de chevelu(e)s aisée, prête à débourser sans compter pour retrouver la précieuse apparence physique pré Covid ?
L’estimation de fonds de commerce est en exercice difficile car il est question de valoriser une universalité juridique[1], de fait[2] (universum corpus), dont les composantes sont multiples, interactives et en constante interaction !
Le fonds de commerce est composé d’éléments corporels parfois importants, notamment dans le secteur industriel, tels que le stock, les marchandises, l’outillage et le matériel. Mais ces derniers sont souvent largement supplantés en valeur par les éléments incorporels que sont la clientèle (sans laquelle le fonds ne peut exister), le droit au bail qui, par l’effet des dispositions protectrices du code de commerce limitant, sauf exception, la variation de la valeur locative de renouvellement à la seule évolution indiciaire revêt le plus souvent une importance considérable. D’autres éléments nécessitent également des valorisations distinctes et normées (ISO 10668[3]) : les marques, les brevets et autres droits de propriété intellectuelle.
Pour ce faire, les méthodes d’évaluation de fonds de commerce de détail, d’industrie et d’artisanat (cf. art. 16, Loi n°96-603 du 5 juillet 1996 modifié par Décret n°2019-56 du 30 janvier 2019) sont plurielles. On en dénombre quatre, plus ou moins consacrées comme « usages de la profession » (art. L. 145-14, Code com.).
- L’approche en considération d’un pourcentage du chiffre d’affaires (méthode des barèmes)
Cette méthode consiste à appliquer un coefficient statistique, relevé secteur d’activité par secteur d’activité, au chiffre d’affaires annuel moyen retenu hors taxes.
Le chiffre d’affaires est dit ‘moyen’ car il est le plus souvent apprécié sur la base de trois années. Cela a pour effet de gommer la normale variation de la capacité productive du fonds. Les coefficients existent de longue date et sont issus de publications exclusivement privées. Il n’existe pas de barème ‘fiscal’, contrairement à ce qui peut encore être dit ou écrit, à tort, dans certaines publications ou repris dans certaines décisions judiciaires. Les services fiscaux utilisent les mêmes coefficients que ceux employés par les experts en évaluation de propriété commerciale.
- L’approche en considération d’un multiple de l’excédent brut d’exploitation.
Cette autre méthode prend en considération l’excédent brut d’exploitation (EBE), solde intermédiaire de gestion privilégié à d’autres puisque excluant les impacts bilanciels de la politique de l’exploitant dont, notamment, la dotation aux amortissements, pour lui appliquer un multiple sectoriel.
Ce multiple fut longtemps apprécié, de faà§on exagérément dogmatique, dans une fourchette abstraite, prédéfinie comme comprise entre 0 et 10. Le bas de la fourchette permettait d’apprécier les fonds dits « de travail », lorsque l’exploitation repose sur un « homme – femme – clé », qui conditionne la pérennité de l’affaire. Le haut de la fourchette permettait d’apprécier la valeur des fonds dits « de capitaux », lorsque la capacité aussi bien productive que bénéficiaire de ces derniers était dans tous les cas assurée grâce, notamment, à leur implantation géographique.
On sait désormais que les ratios sont là aussi statistiques. Chaque secteur arbore ses propres multiples en fonction de son état de santé économique ou de ses potentialités de développement. Du moins, ce qu’elles étaient pressenties avant la crise sanitaire…
- L’approche exclusivement comparative
Cette troisième approche, plus guère pratiquée par les évaluateurs professionnels, consiste à valoriser tel fonds de commerce sur la base de fonds qui lui seraient comparables en tous points, sauf à ce que la valorisation soit retraitée d’autant de correctifs que nécessaire.
Mais l’on sait bien qu’il n’existe pas deux fonds de commerce comparables ! Quid de deux bars – restaurants sur la même rue, distants de 20 mètres mais dont le premier ne désemplit pas, porté par un exploitant passionné et instinctivement doué pour le commerce, le sien étant d’ailleurs logiquement prospère et le second, géré par un exploitant en fin de carrière, usé par un métier dont il avait hérité et dont l’outil de travail (le local et ses aménagements) est d’un autre temps ? Et pourtant, il s’agit bien là , sur le papier – ou plutôt sur la carte du centre-ville – de deux fonds comparables : même rue, même commercialité, même surface d’exploitation !
- L’approche en fonction des revenus futurs (cash-flow)
La méthode consiste à prendre en compte les revenus prévisionnels de l’exploitation et à les actualiser sur un certain nombre d’années.
Cette méthode, rejetée par les ‘usages de la profession’ (L. 145-14, Code com.) et totalement exclue des décisions judiciaires, présente pourtant l’avantage de coller à la réalité des affaires. A quoi bon débourser une somme souvent importante pour un fonds qui certes, présentait de beaux résultats dans le passé mais qui s’annonce peu rentable au regard des nouveaux aménagements urbains qui le bordent ? La limite évidente aux méthodes précitées, comparatives puisque basées sur les résultats passés est atteinte lorsque l’environnement du fonds de commerce est changeant.
Aucune valorisation sérieuse ne saurait d’ailleurs s’affranchir d’une étude approfondie des dispositions d’urbanisme, bien souvent riches d’enseignements sur les perspectives de développement du fonds, sinon de sa pérennité.
Pour autant, les limites à l’emploi d’une telle méthode sont désormais évidentes : comment intégrer la toujours possible survenance d’une crise, de quelque nature que ce soit d’ailleurs, dans les variables de la méthode ? Cela est impossible et contre nature, dans les faits. Quel évaluateur oserait présenter à son donneur d’ordre un rendu intégrant, par exemple, en année 2, un toujours possible retour de la pandémie de laquelle nous sortons à peine, sauf à se faire traiter de fou, de cassandre ou pire encore de mauvais prédicateur car nullement épidémiologiste ni même médecin mais simplement évaluateur et de surcroit dans la seule matière de la propriété commerciale !
Les différentes méthodes mises en œ“uvre, travaillées au corps, retraitées si besoin, bidouillées parfois, l’expert est alors en mesure de définir la ‘valeur vénale’, et certainement pas le prix, du fonds de commerce.
La valeur vénale est celle admise par le plus grand nombre. Le prix n’est que la cristallisation pécuniaire d’un accord entre deux parties prenantes : un acheteur et un vendeur, lesquels ne constituent donc pas le plus grand nombre.
La survenance d’une crise (sanitaire en l’occurrence)
Survient alors la crise sanitaire que nous connaissons actuellement. Quid des méthodes ? Quid des termes de références ? Quid des perspectives de développement, ou pas, de chacune des activités de commerce de détail ?
De la pérennité des méthodes
Les méthodes existaient. Les méthodes perdureront.
L’ensemble des méthodes évoquées ci-avant existent depuis près d’un siècle maintenant. Oui, le temps passe vite en matière expertale… Mais elles ont toutes vues le jour par l’effet de la loi du 30 juin 1926[3] « réglant les rapports entre locataires et bailleurs en ce qui concerne le renouvellement des baux à loyer d’immeubles ou de locaux à usage commercial ou industriel » autrement qualifiée de loi sur la « propriété commerciale », laquelle, faisant du droit au renouvellement ou de prorogation des baux commerciaux une règle de droit public donna au droit au bail – et par voie de conséquence à l’entièreté du fonds de commerce – une valeur pécuniaire nouvelle.
Depuis lors, se sont construites et perfectionnées les méthodes, aussi bien comparatives (méthodes des ratios) que financières (cash-flow) que nous connaissons et pratiquons. La méthode des cash-flows n’est d’ailleurs pas une invention contemporaine, celle-ci étant il y a déjà plus d’un demi-siècle alors qualifiée de « méthode mathématique« .
Les méthodes posent la base du raisonnement du praticien. Il ne peut être question d’évaluation professionnelle sans méthode. Elles survivront à la crise sanitaire, c’est certain. Soyons rassurés.
De l’obsolescence des termes de références
Quant est-il des termes de référence ?
Le sujet est là complexe car il n’est pas deux secteurs d’activités logés à la même enseigne et ce, tout simplement parce que l’état d’urgence sanitaire à différencié plus encore les exploitations.
Ainsi, chacun a pu continuer à faire ses courses, certes avec quelques difficultés d’accès à la superette tant la file d’attente sur le trottoir était longue. Chacun a pu continuer à faire son plein, à la station d’essence, s’acquittant d’un prix au litre inédit et ce, sans perdre un instant à patienter en l’absence de toute voiture, conséquence du confinement à domicile et des contraintes imposées aux déplacements. Chaque fumeur a pu continuer à acheter sa drogue quotidienne au tabac du coin et, pourquoi pas, y acheter son ticket de jeu, le plus souvent perdant. Mais quid de notre coiffeur cité en introduction ? Quid de notre restaurant, qui n’ouvrira pas ses portes au public, au mieux, avant début juin ? Quid de notre bar et du projet d’aménagement de piste de dance qu’ambitionnait de réaliser le gérant dans les mois à venir ?
La difficulté de l’expert évaluateur sera bien, dans les semaines, mois et années à venir, de collecter autant d’informations statistiques qui devront lui permettre d’appréhender chaque secteur d’activités avec les impacts, marginaux, substantiels ou mortels de la période actuelle de fonctionnement à « géométrie variable » des fonds de commerce.
Chaque professionnel connait les critiques à l’égard des barèmes employés et principalement leur absence avérée d’actualisation. Ladite actualisation n’étant d’ailleurs réalisée, lorsqu’elle l’est, qu’en fonction des éditions de tel ou tel ouvrage de référence.
L’incertitude économique qu’à engendré la pandémie va imposer de nécessaires et régulières mises à jour dédits barèmes. Ils devront être beaucoup plus probants, justifiés et adaptés pour justement pallier aux multiples interrogations que soulève la période si particulière que traversent les exploitants de fonds de commerce. Les professionnels de l’évaluation vont se distinguer des évaluateurs amateurs par la richesse de leurs études et les éléments statistiques probants qu’elles vont intégrer.
De la nécessité d’en revenir aux fondamentaux
Toute crise permet d’en revenir aux fondamentaux. Et il peut en être identifié quelques-uns.
Qu’en est-il de la valeur d’une boutique de centre-ville sans la nécessaire commercialité dont elle doit jouir ? La valeur du droit au bail, valeur plancher du fonds de commerce sera d’autant plus importante dans les semaines, mois et probablement années à venir et ce, quels que soient les résultats arborés par l’exploitation concernée. Qu’en est-il de la valeur d’un fonds industriel sans les compétences de son personnel, les qualifications de ses techniciens, les perspectives de développement de l’entreprise ? Le facteur personnel est d’ailleurs tout aussi important pour des exploitations commerciales de périphérie. Quelle importance accorder à un fonds de commerce de vente – entretien de motocycles alors que le vendeur de l’exploitation, même bien située, ne peut justifier d’une équipe compétente ? Qu’en est-il, enfin, de la valeur d’un fonds d’artisanat, sans les nécessaires compétences techniques de son gérant et de son personnel ? Quid des prétentions d’un exploitant d’officine de pharmacie s’il ne peut justifier d’un important réseau de médecins prescripteurs, fidèles et mieux encore, voisins de son fonds ?
Ce sont là autant de fondamentaux qui devront, outre les nécessaires données statistiques actualisées, être plus encore appréciés à court et moyen termes !
Conclusion
Nul besoin d’être un grand évaluateur pour pressentir que l’impact de la période de confinement, associé à une prévisible trop lente reprise de l’activité économique, et ce malgré l’importance des aides inédites déployées par l’État et ses dizaines de milliards dépensés en un temps record, ne sera pas le même pour notre coiffeur et pour notre restaurateur. Sans même parler de l’hôtel, voisin, qui n’a pourtant été frappé par aucune fermeture administrative mais dont la clientèle est restée confinée à domicile. Car, même si celle dernière avait eu plus de liberté, elle n’aurait pas pu se sustenter, fermeture sanitaire exceptionnelle oblige, dans notre fameux restaurant. CQFD.
Notre Cabinet IFC EXPERTISE Favre-Réguillon se tient à votre disposition pour échanger sur toute problématique relative à l’évaluation des fonds de commerce, des fonds d’industrie et des fonds d’artisanat.Â
[1] « L’évaluation des fonds de commerce, des fonds d’industrie et des grands ensembles économiques » par L. RETAIL, Librairie du recueil SIREY, 1950, p.15 ; « La vente et le nantissement des fonds de commerce – Texte et commentaire des lois des 17 mars et 1er avril 1909 » par Administration Dalloz, p.36 ; Également, « Le fonds de commerce », Gaston CENDRIER, 1922, librairie Dalloz, l’auteur évoquant la loi de 1909, laquelle organisait « un mode de saisie du fonds de commerce considéré comme une universalité » ; Également, lire Georges OLIVIER, thèse pour le doctorat, 1899, « Des cessions volontaires et à titre onéreux de fonds de commerce », Faculté de droit de l’université de Dijon, lequel fait mention d’un arrêt du parlement de Besanà§on daté du 31 aoà»t 1641 qui évoquait le premier la notion d’universalité par le biais des marchandises alors essentielles, à savoir que « les marchandises qui composent un fonds de boutique forment une universalité qui devient un immeuble fictif » ; Lire « Le droit au bail et la propriété commerciale », thèse pour le doctorat, par Ch. BEDOS, 1925 ; Lire « De la nature juridique et du nantissement des fonds de commerce », thèse pour le doctorat, par P. AZAMBRE, 1903, Lille ; Opposé à cette thèse, « Du régime fiscal des fonds de commerce », Thèse pour le doctorat, par Ch. BARDET, 1912, Librairie du Recueil SIREY, p.4
[2] Cour d’appel de Paris, 19 mars 1923 ; Trib. Seine, 18 février 1960 (G.P. 1960.1.355 ; « Le fonds de commerce » par Jean GUYENOT, Éditions LICET, 1969, p.24 et « Le fonds de commerce : mythes et réalités » par Joà«l MONEGER qui rappelle fort justement que « la réalité nous met bien souvent en face de fonds de commerce totalement « mythiques » et « d’universalités » réduites à un seul élément » ; « « Les gérances de fonds de commerce et d’établissements artisanaux », par R. BERAUD, Annales des loyers, novembre 1956, p.61 ; Également, Ibid, Georges OLIVIER, thèse pour le doctorat, 1899, justifiant cela par « la volonté du commerà§ant (qui) a établi entre ces différents éléments un lien qui les réunit en un tout » ; Cass. Com., 12 janvier 1993, n°90-20749 ; Lire à ce sujet « Le statut juridique du fonds de commerce », 60ème congrès des Notaires de France, Strasbourg les 28, 29 et 30 mai 1962, Librairies Techniques, pp.517 et 752 ; Cass. Com., 10 janvier 1989, n°87-14.864
[3] « L’évaluation des marques, un exercice désormais normalisé », Analyse financière n°39, avril/mai/juin 2011
[4] Notion qui avait pu être considérée comme tendant à déprécier les immeubles commerciaux et, en conséquence, leurs loyers, reflet de la « tendance égalitaire et marxiste » de la communauté franà§aise par M. MARECHAL, Président honoraire de la compagnie des experts immobiliers près la Cour de Paris et le Tribunal civil de la Seine, cité par R. BERAUD, Juge des loyers au Tribunal Civil de Marseille, Annales des Loyers, supplément périodique du 3ème trimestre 1957 ; Eg. « Le temps et le loyer du bail » par Jean-Pierre DUMUR, Loyers et copropriétés, mars 2017, p.21 qui date en 1911 la notion de « propriété commerciale » évoquée pour la première fois par le député Amédée THALAMAS et le développement sur le sujet par Jean MILHAUD, « Propriété commerciale », thèse, 1935, recueil SIREY, p.4 ; Ég. J. P. BLATTER p.16, Droit des baux commerciaux, 2014, précisé comme étant un texte présenté le 5 décembre 1911, chambre des députés, commission du commerce et de l’industrie, annexe n°1247
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